++ musique

C'est la veille des vacances d'été. Le campus commence déjà à se vider, les étudiants n'ayant plus cours repartent chez leurs parents ou traînent simplement dans l'espace détente des dortoirs tandis que les couloirs et les salles de classes, eux, sont peu à peu désertés. Demain soir, Yeonggi prendra le train pour rentrer à Daejeon et retrouvera le confort familier de la maison où il a grandi. Pourtant, il n'est pas pressé de partir. En quelques mois, il s'est habitué à partager une chambre avec Hyojin, et la perspective de dormir seul ne l'enchante guère. Yeonggi se console en se disant qu'il pourra toujours s'incruster chez lui, ou inversement, mais cela ne fait pas disparaître l'étrange mélancolie que l'arrivée de l'été fait naître en lui. Il a le vague à l'âme, et c'est peut-être pour cela que ses pas l'ont mené ici, dans la salle de musique déserte à cette heure où les cours de la journée ont déjà pris fin.
Le piano qui trône dans un coin de la pièce est grand, majestueux – un piano de concert qui a dû coûter une fortune, loin du simple piano droit que Yeonggi possède à la maison – et il semble l'appeler. Le jeune vampire s'en approche et caresse délicatement les touches noires et blanches, avant de s'asseoir sur la banquette. Il n'y a pas de partition sur le pupitre, mais Yeonggi n'en a pas besoin. Après un bref instant de réflexion, il se met à jouer.
Ses doigts bougent sans qu'il ait besoin d'y penser. Il connaît ce morceau par cœur. Il ne faut pas bien longtemps pour qu'il soit complètement absorbé par ce qu'il fait et oublie le monde qui l'entoure. Les yeux mi-clos, Yeonggi est à des kilomètres de la réalité. Seule la musique existe encore pour lui. Il est si concentré qu'il ne remarque pas ta présence, au début. C'est seulement lorsque la dernière note résonne dans la salle de cours déserte qu'il finit par relever la tête et croiser ton regard. Il te fixe pendant de longs instants sans rien dire, notant la présence du carnet de croquis dans tes mains, puis penche légèrement la tête de côté et rompt le silence par une question.

es-tu un fantôme ?

Il faut le comprendre, il ne t'a jamais vu ici auparavant et il a l'impression que tu es sorti de nulle part. Il y a bien des vampires, après tout, alors pourquoi pas des fantômes ? Mais il se ravise après un instant en sentant ton odeur, qui est bien celle d'un être humain. Dommage, Yeonggi aurait bien aimé rencontrer un fantôme. Une autre fois, peut-être.

Le regard de Yeonggi suit le mouvement de ton crayon, et se pose sur ton tatouage, l'attention attirée par ce détail singulier. Il trouve cela esthétiquement plaisant, et le fixe pendant plusieurs secondes, s'interrogeant sur sa signification, s'il y en a une. Mais tes paroles l'empêchent de trop se perdre dans ses pensées. Yeonggi met quelques secondes à les décrypter ; se tapote la joue d'un doigt, pensif, avant de secouer la tête.

Ce n'est pas parce que je ne te vois pas que tu cesses d'exister. Tout à l'heure, quand tu es entré dans la pièce, je ne t'ai pas vu. Mais tu étais quand même là. Donc, tu n'es pas un fantôme.

Il appuie sa joue contre sa main, et un léger sourire apparaît sur ses lèvres fines pendant un court instant – inhabituel, tout comme le fait qu'il parle autant à un inconnu, mais il faut croire que tu as éveillé son intérêt avec ta réponse étrange. D'un point de vue extérieure, la conversation paraîtrait sans doute bizarre, voire illogique. Yeonggi ne s'en rend pas vraiment compte, lui-même est un peu bizarre après tout.
Tes compliments lui font ouvrir de grands yeux arrondis de surprise, et il se redresse un peu sur son siège, une main revenant se poser sur le clavier de l'instrument par réflexe sans qu'il n'appuie sur les touches. Pas encore, du moins.

Hm... Yeonggi réfléchit, considérant ta proposition. Puis finalement, acquiesce. Je veux bien. Mais ensuite, tu me montreras ce que tu dessines, d'accord ?

Il n'attend pas de savoir si tu es d'accord pour se remettre à jouer, mais c'est une mélodie complètement différente, cette fois. Moins mélancolique, un peu plus optimiste. Yeonggi a toujours l'air aussi concentré, pourtant, voire plus car il ne sait pas aussi bien jouer ce morceau que le précédent. Il ne tourne pas une seule fois la tête dans ta direction, et il fredonne tout bas, sans s'en rendre compte, les paroles de la chanson pendant qu'il joue. Ce n'est que lorsque la dernière note retentit qu'il finit par se tourner vers toi à nouveau.

Voilà. Je peux voir ?

Il désigne du menton le carnet dans tes mains, curieux. Sans avoir la moindre idée de ce que tu as pu y esquisser.

++ musique

Si Yeonggi a pour habitude de s'oublier dans la musique, il n'a en revanche, jamais vu quelqu'un sembler aussi absorbé en dessinant – sans doute car il ne met pas trop les pieds ailleurs que dans les salles réservées à la musique ou à la danse, d'ordinaire. Pourtant, les secondes passent pendant que tu réfléchis, et sa curiosité grandit de plus en plus, surtout quand il remarque un pinceau dans ta main, plutôt qu'un simple crayon. Il ne dit rien de plus, attendant que tu te décides ; et quand finalement, tu retournes le carnet pour dévoiler ton œuvre inachevée, il cligne des yeux. L'étonnement peut se lire sur son visage, car il ne s'attendait pas à ce que tu le dessines, lui.

Tu dis être fasciné par ce qu'il joue, mais Yeonggi, c'est plutôt ton coup de crayon qui le fascine. Il se lève de son banc pour se rapprocher, tout en écoutant tes explications, et s'arrête juste devant toi, contemplant la page, encore blanche il y a quelques minutes, où se dessine une silhouette, la sienne, et les couleurs du ciel au soleil déclinant. Enfin, il relève le nez vers toi – c'est que tu es un peu grand, à côté de lui, ou plutôt c'est lui qui est petit, mais ce n'est pas grave, il a l'habitude.

Hmmm... C'est joli, même si ce n'est pas fini. Je ne pensais pas que tu allais me dessiner. Mais j'aime bien.

Yeonggi a presque envie de passer ses doigts sur le dessin (ce besoin, toujours, de toucher, pour vraiment appréhender les choses, pour comprendre) mais il ne veut pas étaler la peinture fraîche sur le papier et gâcher ta création, alors il se retient. A la place, il réfléchit à ce que tu viens de lui dire, cette douceur que tu évoques. Un froncement de sourcils presqu'imperceptible. Et puis une pensée lui vient, et ses yeux s'éclairent d'une réalisation nouvelle.

C'est ce que tu vois, quand je joue ? Toutes ces couleurs... c'est la musique qui les a fait apparaître pour toi ?

Il n'a jamais imaginé avant cet instant qu'il puisse inspirer quelqu'un de cette façon, juste en posant ses doigts sur les touches d'un piano. Lui, égoïstement, il ne pensait qu'à lui-même quand il jouait ces morceaux. Et pourtant, le résultat est là, sous ses yeux. Un tableau un peu brouillon, mais déjà rempli d'émotions. Est-ce qu'au lieu de l'isoler du monde, la musique pourrait l'aider à créer un lien avec ce dernier ?
Avec les autres ?

Le regard de Yeonggi ne cesse d'hésiter, entre ton dessin et toi, sans savoir ce qu'il a le plus envie de regarder. Ce qui le rend le plus curieux. Tes explications l'intriguent, et soulèvent de nouvelles interrogations. Est-ce vraiment ce à quoi il a contribué, en te jouant du piano ? À rendre cette réalité, celle dans laquelle vous vous trouvez actuellement, plus tolérable, comme tu dis ? C'est bien la première fois qu'on lui dit ça – il a déjà reçu des compliments, bien sûr, mais aucun formulé ainsi.

modifier la réalité avec la musique... c'est un peu comme de la magie, finalement. heh.

Cette pensée l'amuse, un bref éclat de gaieté apparaissant dans ses yeux l'espace d'un instant, avant de s'éteindre aussi vite. Ce qu'il ressent quand il joue...? C'est une bonne question, il faut qu'il réfléchisse un peu. En attendant, ses yeux glissant en bas de la feuille pour lire ton prénom. De toute évidence étranger, mais il l'avait deviné en te voyant.

sören, répète-t-il, en s'efforçant d'imiter ta prononciation, avant de hocher la tête. Il n'est pas certain qu'il s'en souviendra, mais il va essayer. moi, c'est yeonggi. nam yeonggi.

Il cherche un crayon dans ses poches, sans succès, et après un instant d'hésitation, il t'emprunte ton pinceau pour inscrire son nom à côté du tien. Nam Yeonggi, peut-on lire en hangeul sur le papier blanc de ton carnet. Et puis il redresse la tête. Il a trouvé la réponse à ta question, finalement.

quand je joue, j'oublie ce qui est autour. je ne pense plus à rien. la musique passe à travers moi, et pendant un moment, j'arrête d'exister.

C'est dommage que cela ne puisse pas durer plus longtemps. Dès qu'il s'arrête de jouer, il revient au présent. Condamné à l'existence, alors qu'il n'y a rien qu'il ne souhaiterait plus au monde que de disparaître. Mais à cet instant précis, Yeonggi n'est pas si malheureux d'être là. De partager sa réalité avec toi – ou d'altérer la tienne, juste pour un moment, et d'admirer le résultat. Même si ce n'est qu'un tableau éphémère.

Le silence entre vous semble s'étirer, sans que Yeonggi ne cherche à l'interrompre. Il te laisse le temps de réfléchir, de chercher tes mots. Rien ne presse, la journée qui touche à sa fin lui laisse tout le loisir de s'attarder s'il le souhaite. De profiter, encore un moment, de cette rencontre singulière et de ce qu'elle peut apporter, autant en découvertes qu'en questionnements.

D'accord, dit-il quand tu lui demandes de ne rester où il est, se pliant à la requête sans protester. La seule chose qui bouge, c'est son regard, fixé sur toi alors que tu te déplaces. Deux yeux plein de curiosité qui suivent chacun de tes gestes. Cette façon de fixer les gens en silence qui peut parfois déranger, mettre mal à l'aise. Mais si bien souvent, il ne le fait pas exprès, cette fois c'est bien toi qu'il regarde, plutôt que d'être perdu dans le vide.

Toi, et ton carnet. Les traits qui s'y mélangent donnent une impression toute différente, maintenant, et Yeonggi cligne des yeux, observant le résultat de tes coups de pinceaux, et puis ton doigt qui pointe son cœur. Il écoute ta description sans bien saisir les détails – tu sais, la peinture, il n'y connaît rien, lui – mais il s'efforce de rester attentif malgré tout. C'est un peu perturbant pour lui, de constater qu'il t'inspire tellement de choses, et pourtant pas désagréable. Juste inhabituel.

Il secoue la tête.

Ne t'excuse pas. J'ai bien aimé t'écouter. Je crois que je n'ai pas tout bien compris, mais... je suis content de t'avoir donné des idées. Et c'est très joli. C'est moi qui a l'air d'un fantôme, en fait.

Sauf qu'il est une toute autre sorte de mort-vivant. Mais ça, tu ne le sais pas, bien sûr. C'est son secret, et cela le restera. Lui-même n'a pas envie de s'y attarder. Être un fantôme est bien plus charmant qu'un vampire, déjà car cela n'implique pas de boire du sang frais. Et puis, devenir invisible et immatérial, voilà qui aurait des tas d'avantages. Même si parfois, invisible, Yeonggi a déjà l'impression de l'être. Il ne s'est jamais senti appartenir à ce monde, de toute façon.

Yeonggi contemple encore ton croquis, l'air pensif, et il ajoute :

Le premier morceau que j'ai joué... Je peux l'entendre à nouveau, quand je regarde ton dessin.

C'est son imagination, bien sûr. Le papier, même imbibé de peinture et couvert de traits de crayons, ne fait pas de musique. Pourtant, il a l'impression de voir les notes en jaillir, comme un écho de l'instant que tu as figé dans le temps sur ton carnet.

Si tu veux, je jouerai encore pour toi, un autre jour, conclut-il en relevant la tête vers toi. Une proposition sincère, et rare. Yeonggi n'offre pas de jouer pour le premier inconnu. Mais toi, il a décidé qu'il t'aimait bien.

La prochaine fois. Un moment que Yeonggi attendra, peut-être pas avec impatience car cela ne le dérange pas s'il ne vient pas tout de suite, mais en tout cas avec espérance. Peut-être aura-t-il l'occasion de découvrir quelque chose d'encore nouveau, qui sait ? Il hoche la tête à tes mots, en tout cas, et s'apprête à te dire au revoir ; mais avant qu'il n'en ait le temps, tu le surprends en lui tendant ton dessin. Yeonggi saisit la page offerte sans comprendre. Le remercier ? Il n'a pas l'impression d'avoir fait grand-chose pour le mériter. Il a seulement joué comme il en a l'habitude, lui. Mais il accepte tout de même, touché par ce cadeau.

Je vais le garder, alors. Pour me souvenir. Merci.

Peut-être qu'il pourrait l'afficher dans sa chambre, au dortoir. Il ne l'a pas vraiment décorée, pour l'instant ; la plupart des affaires dont il n'avait pas vraiment besoin sont restées chez ses parents, il n'a pas pris la peine de les emmener. Mais s'il accroche ton croquis, peut-être qu'il devrait mettre d'autres choses aussi, pour que ça ne fasse pas trop vide. Il est en train d'imaginer comment il pourrait agencer ses posters de films d'animation sur les murs, quand sa réflexion est interrompue par ta proposition. Yeonggi cligne des yeux, puis acquiesce doucement.

J'ai une chambre aux dortoirs, mais je peux t'accompagner. Allons-y.

Ce n'est qu'un petit détour, après tout. Yeonggi ne dit rien de plus pendant que vous marchez jusqu'à la sortie, pourtant, il apprécie ces quelques minutes de compagnie silencieuse. Devant l'entrée du campus, il s'arrête, et il incline légèrement la tête pour te saluer.

C'est les vacances demain, alors... bonnes vacances, Sören. A une prochaine fois, dit-il, faisant écho à tes mots de tout à l'heure.

Après tout, l'université n'est pas si grande que ça. Vous finirez bien par vous recroiser un jour ou l'autre. Yeonggi espère que ce sera bientôt.