La vie est bizarre, en ce moment. Depuis qu'il est tout petit, Yeonggi s'accroche à son meilleur ami comme s'il était sa bouée de sauvetage ; et ces derniers temps, pour la première fois depuis leur rencontre au jardin d'enfant, ils s'éloignent. Ou plutôt, c'est Yeonggi qui évite Hyojin. Et ce n'est même pas qu'il n'a pas envie de passer du temps avec lui, non. Les choses sont juste... compliquées.

Il pense à tout ça, en marchant dans les couloirs du bâtiment administratif, jusqu'à la porte de ton bureau. Il retrouve facilement le chemin, ce n'est pas la première fois qu'il vient après tout. La première fois, il ne savait pas trop ce qu'il faisait là, Yeonggi. On lui avait recommandé de venir, alors il était venu. Mais un psy ? Il n'était pas trop sûr de ce que ça pouvait lui apporter. Après trois séances, il n'a pas encore trouvé la réponse. Pourtant il revient quand même – toujours sans savoir pourquoi.

Arrivé devant la porte, il hésite un court moment avant de toquer trois fois et puis d'attendre. Un peu nerveux, mais moins que les fois d'avant. Il s'habitue, petit à petit. Quand tu lui ouvres, il te fait un petit signe de tête pour dire bonjour, et va directement s'asseoir dans le siège en face de ton bureau.

Ah... oui. Un peu.

Forcément, avec les vacances d'hiver qui approchent, il y a pas mal d'examens. Heureusement, Yeonggi n'a pas trop de difficulté avec les cours, mais il est un peu distrait en ce moment. Un peu ailleurs. Il l'est toujours, seulement, ces temps-ci, c'est différent.

Comment il se sent ? C'est une bonne question. Il a du mal à mettre des mots sur ses émotions, en général. C'est flou. Alors il se contente d'un haussement d'épaules qui n'est pas indicatif de grand-chose. Son regard se promène autour de lui, au lieu de rester fixé sur ses mains comme aux dernières séances, et puis s'arrête. Il était tellement stressé les fois précédentes qu'il n'a pas fait attention à ce qu'il y avait autour de lui, mais maintenant, il remarque plusieurs détails. Une figurine. Un porte-clé. Des indices qui ne trompent pas. Et soudain, le voilà qui te fixe avec des grands yeux ronds, frappé par une réalisation soudaine qui le distrait du sujet de conversation actuel.

Monsieur... vous regardez des anime ?

Il ne peut pas s'empêcher de poser la question, trop surpris que tu puisses avoir cet intérêt en commun avec lui. C'est si inattendu – et quelque part, ça a presque un côté rassurant. Tout à coup, tu lui parais moins intimidant dans ton costume-cravate d'adulte sérieux. Peut-être que le proverbe dit vrai, et qu'il ne faut pas se fier aux apparences ; les fans d'anime sont partout, même en thérapie. Et pas que du côté patient.

Yeonggi remarque ton expression surprise et il se demande pendant un moment si la question était malvenue. Ce ne serait pas la première fois ; il a cette mauvaise habitude, il le sait, de dire sans le vouloir des choses qui blessent, même s'il ne comprend pas pourquoi. Est-ce qu'il aurait mieux fait de se taire ? Difficile à dire, mais tu n'as pas l'air fâché et tu réponds à sa question par l'affirmative, alors Yeonggi se dit que ça va, ça ne doit pas être si grave.

Son regard s'éclaire en entendant le mot musique, et il se redresse dans son siège avec intérêt, hochant la tête à la question. Anime et musique, deux des rares sujets sur lesquels Yeonggi a des choses à dire, des choses à partager. S'il avait su qu'il pouvait en parler dès le début, tout aurait été plus simple ! Mais comment aurait-il pu douter que tu avais le même intérêt que lui ? Il n'avait jamais vu les signes, avant aujourd'hui.

Je regarde surtout des slice of life et des shōjo. J'aime bien les histoires surnaturelles, aussi – avec des fantômes, ou des yōkai... je n'aime pas trop les anime avec trop de violence et de combats. Yeonggi n'a jamais compris l'intérêt de regarder des gens se battre, surtout quand cela dure trop longtemps ; ça a vite tendance à l'ennuyer. Les musiques aussi, j'aime beaucoup. Surtout quand je peux les jouer au piano...

Il se tait d'un coup, réalisant soudain qu'il parle beaucoup, ou du moins plus que d'habitude. C'est un contraste assez frappant avec les premières fois qu'il est venu dans ce bureau, son silence et même sa gestuelle qui était plus renfermée, et il est lui-même surpris quand il s'en rend compte. Il cligne des yeux, puis baisse un peu la tête pour regarder ses mains à nouveau, gêné ; il n'a pas l'habitude qu'on l'encourage ainsi à parler de ce qu'il aime, tu comprends.

Il ne sait pas trop ce qu'il craignait, au fond. Il n'a fait que répondre à ta question, pas de raison que tu lui en veuilles, n'est-ce pas ? C'est juste que c'est une situation si inattendue ; Yeonggi pensait qu'on était plutôt censer parler de ses problèmes à un psychologue, pas de ses passe-temps. Et pourtant. La conversation se poursuit, tu lui réponds tout naturellement, comme s'il n'y avait rien de mal à discuter ainsi, et finalement c'est peut-être bien le cas.

Il cligne des yeux en t'entendant mentionner un nom qui lui est familier – non seulement tu en regardes mais il semblerait qu'en plus, vous ayez des goûts en commun. Ça l'étonne encore plus. Oh. C'est un de mes anime préférés, dit-il, la voix douce, moins incertaine qu'elle ne l'était encore quelques instants plus tôt. Je le trouve vraiment beau – en le regardant, j'ai eu l'impression d'être transporté... ailleurs.

Dans un Japon ancien où il existe des créatures étranges, presque magiques, même. Yeonggi, il aurait voulu pouvoir les voir, ces êtres surnaturels que l'anime appelle des mushi. Il se sent un peu comme eux, à vrai dire. Les mushi sont invisibles aux yeux de la plupart des gens, et ce ne sont ni tout à fait des animaux, ni tout à fait des insectes. Yeonggi a cette impression, parfois, comme s'il n'appartenait pas tout à fait à cette réalité, lui non plus. Comme s'il existait sur un plan différent des autres. Entre deux mondes – plus encore maintenant qu'il n'est plus humain, sans pour autant se sentir vraiment vampire.

Il pourrait te dire tout ça, et sans doute que tu ne le jugerais pas, puisque tu es là pour ça. Pour l'aider. Mais ce n'est pas encore le moment pour qu'il s'exprime aussi librement ; alors il garde ses réfléxions pour lui, et à la place, réfléchit à ton autre question.

Je crois que j'aime juste les histoires qui parlent de la vie. Et qui prennent le temps de me laisser vraiment observer les choses. De vraiment comprendre.

Quand il y a trop d'action, il n'a pas le temps de vraiment s'imprégner de l'ambiance, des décors, des personnages. Lui, il veut tout voir, tout ressentir. S'il se passe trop de choses d'un coup, si tout l'espace est occupé... alors, quelle place reste-t-il pour les émotions du spectateur ?

Et pour le surnaturel... Il hausse les épaules. Je ne sais pas. Le décalage avec la réalité, peut-être.

C'est, comme la musique, une sorte d'échappatoire. Et Yeonggi a toujours aimé les histoires de fantômes ; il y croit, même, encore plus depuis qu'il connaît l'existence des vampires. Pourquoi ces derniers seraient réels et pas le reste ? Ce ne serait pas si étrange qu'il y ait d'autres phénomènes inexplicables dans le monde.

Au fil de la conversation, Yeonggi a comme une impression étrange, ou plutôt à laquelle il n'est pas habitué, celle d'être compris. C'est quelque chose qui lui arrive assez rarement, parce que sa façon de penser est souvent trop différente de celle des autres pour qu'iels se mettent à sa place. L'inverse est vrai aussi. Yeonggi ne comprend pas très bien les gens, et pourtant ce n'est pas faute d'essayer.

Mais aujourd'hui, assis devant toi dans ton bureau à parler d'un de ses anime favoris, il n'a pas trop la sensation d'être différent ou bizarre. Pas autant qu'avant cette conversation, au moins. Il acquiesce en t'écoutant parler, sans préciser sur quoi il est d'accord ; à peu près tout, sans doute.

Il penche la tête en réfléchissant à la question, et une mèche de ses longs cheveux vient obsurcir son visage pendant un petit moment, puis il relève la tête, l'air pensif.

je crois, oui. c'est à côté, sans être complètement différent. les fantômes, les esprits, tout ça... ils pourraient très bien exister dans notre monde sans qu'on s'en rende compte. juste à côté de nous.

Décalés, et pourtant bien réels. Comme Yeonggi, piégé dans une sorte d'entre deux, vivant alors qu'il devrait être mort, et ne se sentant exister qu'à moitié. Drôle de métaphore et pourtant elle résume si bien ce qu'il peut ressentir sur sa place dans le monde. Cela ne le dérangeait pas tant que ça jusqu'à récemment, parce qu'il se fichait bien d'être perçu ou non par la majorité des gens, du moment qu'il pouvait rester avec Hyojin. Mais tout à coup, ça aussi est remis en question, et il se sent encore plus perdu.

Encore plus décalé.