Il avait sûrement bu quelques verres de trop. Beaucoup plus que quelques-uns, même. Il évaluait mal sa tolérance, il se disait toujours qu’il n’y irait pas trop fort. Mais facile de perdre le compte dans le moment, quand un ami d’un ami paye une autre tournée de shots. Et puis, ça permettait de dissoudre certaines de ses pensées qui l’occupaient un peu trop, masquées quelques heures par l’alcool.

Il était en route vers les dortoirs, ou plus exactement, raccompagné par un de ses amis, visiblement pas convaincu par Dmytro qui lui assurait que ouiiii, ça va mec y’a aucun problème t’inquiète je peux rentrer seul.

Il sort son téléphone. Il hésite. L’esprit embrumé, mais l’impression d’y voir trop clair en même temps, une fausse lucidité mirage aux vapeurs d’éthanol. Malgré le brouillard qui persiste dans sa tête, y’a quand même quelqu’un qui l’occupe toujours. Il a envie de voir Hyojin. Il a toujours envie de voir Hyojin à vrai dire. Et là l’idée ne le quittait pas. Il voulait lui dire tellement de choses.

Il commence à écrire un texto lorsqu’il se fait interrompre par son ami, qui le laisse à l’entrée des résidences, s’assure qu’il peut se rendre chez lui en un morceau, ou du moins choisit de croire un Dmytro toujours insistant, malgré certains mots qui sortent avec difficulté. Déjà distrait, il range son téléphone dans sa poche, message à moitié écrit et pas envoyé. Mais ça ne lui quittait pas l’esprit. Jin jin jin. Il ne savait même pas comment se l’expliquer, comment cela se faisait qu’il avait toujours ce désir de le voir, de lui parler, de poser une main sur son épaule. D’essayer d’obtenir une réaction de sa part, même si en fait, ça lui plaisait bien ce côté calme de Hyojin. C’était un calme confortable. Un peu ce qu’il avait besoin maintenant.

Au fond, il le savait, pourquoi. Il ne voulait juste pas y réfléchir. Les mots, c’est toujours le plus difficile à dire.

Et pourtant là, il avait presque l’impression que ça lui démangeait la langue. Un sentiment comme un ultimatum, soudainement, c’était maintenant ou jamais. Là, un vendredi soir des plus ordinaires. S’il avait été ne serait-ce qu’une fraction moins saoul, il s’en serait rendu compte, sûrement. Mais ce n’était pas le cas, et ses pas ne le portaient pas à sa chambre, mais plutôt à la numéro deux.

Il reste planté là un peu trop longtemps, appuyé contre le mur. Merde, il était vraiment bourré. Et la toute dernière portion de son cerveau qui lui criait qu’il allait faire une connerie, ça fait déjà longtemps qu’elle a succombé à la fatigue et à l’ivresse. Tous les signaux d’alarmes se sont éteints, rien pour l’empêcher de se laisser porter par ses convoitises mal enfouies.

C’est con pourtant. Et il est si tard. Et il se décide quand même à cogner. Et il attend et ça lui semble durer une éternité et-

Heyyyy Jin. Je... Fuck, attends, j’t’ai pas réveillé j’espère ? Merde. J’ai essayé de t’envoyer un message, mais ça a pas marché j’crois.

Les mots sortent plus difficilement qu’à l’habitude, l’accent qui ressort plus, les syllabes inhabituelles qui s’écorchent sur ses cordes vocales.

J’voulais te voir.

Et il le regarde, comme si c’était la première fois qu’il le voyait, luttant contre le vertige alcoolisé en s’accrochant à tous les détails de son visage, là, comme ça, baigné dans la lumière fade des néons grésillants au plafond.

Les regrets commençaient déjà à faire leur chemin. Toujours un peu trop tard, et il était si facile pour Dmytro de simplement les ignorer pour l’instant.

Oh, cool cool ok génial, content de pas t’avoir réveillé alors...

Il sort son téléphone de sa poche, remarque le message à moitié tapé et très loin d’être envoyé. Ça expliquait certainement. Il en profita pour jeter un oeil à l’horloge... La nuit était certainement avancée.

C’est con, j’ai vraiment pas réfléchi à l’heure qu’il était. (Il avait pas réfléchi à grand chose, en réalité) Il se frotta vaguement la tempe et le front. Il allait vraiment passer une sale journée demain, il le savait déjà.

Dmytro écoutait attentivement Hyojin, avec un effort de concentration supplémentaire, comme s’il lui disait les choses les plus importantes au monde. Il hoche la tête, ça allait bien, évidemment que oui, maintenant qu’il avait Hyojin devant lui.

Oui c’était lui qui avait forcé cette situation de A à Z, mais ça lui plaisait bien, de parler à Hyojin comme ça, de l’avoir rien que pour lui pour quelques instants. C’était égoïste sans doute, mais Dima, n’a jamais été le gars le plus altruiste qui soit.

Et pendant que le néon grésillait toujours faiblement, un bourdonnement qui s’harmonise à celui de son esprit, les engrenages se mettent en marche dans sa tête, à peine, une rotation de quelques millimètres, et surtout beaucoup de projection pour huiler le tout. Si Hyojin lui avait demandé si ça allait, s’il lui avait proposé de le raccompagner, ça voulait dire quelque chose, forcément.
Oui, il est gentil Jin, trop parfois même et ça Dmytro le savait beaucoup trop bien. Mais il voulait à tout prix croire que c’était différent cette fois-ci, que ce qu’il lui proposait, il le souhaitait réellement, et que ce n'était pas juste pour être gentil.

Et il y arrivait, à se le faire croire. C'était si facile dans le brouillard de l’alcool, tellement évident dans cet instant, qu’il s’en était totalement convaincu. C’était un signe. Et ça ne faisait que renforcer sa décision hasardeuse de s’exposer l’âme ce soir.

T’inquièèète ça va. Je suis juste un peu— bon, vraiment fucking saoul. J’ai pas trop géré ce soir, mais j’te jure que c’est ok. Et j’aimerais bien, ouais.

Pas de « si tu le proposes » ou de « t’es sûr que ça te dérange vraiment pas ? »,  c’est pas comme ça qu’il roulait lui, c’était toujours direct. Lentement, il se redresse, étant resté appuyé l’épaule contre le cadre de porte durant tout l’échange. Et lentement, il se met en route vers sa chambre, à côté de Hyojin. Lentement, doucement. Un peu parce qu’il se fait pas du tout confiance pour faire grand chose de plus compliqué que mettre un pied devant l’autre, beaucoup parce qu’il a envie que cette marche dure le plus longtemps possible.

Tu restes réveillé méga tard quand même, j’aurais pas pensé ça de toi. Au fond, ils ne se connaissaient pas si bien que ça. Ils traînaient ensemble et avaient une poignée d'amis en commun. Pourtant, pour Dmytro ça lui semblait assez, de connaître des choses comme ça, ici et là. Hyojin paraissait réservé, c’est sûr, mais il ne l’avait pas imaginé à être le genre à étudier jusqu’à pas d’heure. Et il aimait bien ça, apprendre ce genre de trucs. Des trucs comme ça, insignifiants au final, mais qui lui donnaient l’impression d’en savoir plus sur Hyojin.

Dmytro avait envie de s’appuyer contre Hyojin, de lui passer un bras autour de l’épaule, n’importe quoi, mais quelque chose l’en empêchait. Un petit restant de nervosité qui restait toujours là, en toile de fond, qui prenait de plus en plus de place à mesure qu’ils approchaient de la chambre de Dmytro. Puis une nausée qui montait pas si tranquillement, à l’origine incertaine, la faute à la quantité de soju qu’il avait dans le sang, ou bien à ce qu’il s’apprêtait à faire. Il s’arrêta de marcher tout d’un coup.

Heyyy… Jin. J’crois que faut qu’j’te dise quelque chose.

Il se disait que c’était con, à quel point dans cet instant il avait l’impression d’avoir autant d’adrénaline que lorsqu’il jouait. Mais quand il y pensait, qu’est-ce qu’il risquait, qu’est-ce qu’il misait ? Une partie de lui en fait, et une amitié qui était déjà beaucoup trop importante pour lui. Et c’était sans doute pire que tout.

Ça le fascinait. Tout de Hyojin le fascinait. Et il voulait tout savoir sur lui, savoir pourquoi il a le sommeil aussi difficile, et est-ce que ça a toujours été comme ça, ou bien, etc etc. Et puis lorsqu’il lui demande s’il boit toujours autant. De n’importe qui d’autre, Dmytro l’aurait pris comme un affront, comme une critique peu subtile. Mais de Hyojin, tout ce qu'il entendait, c'est qu’il se faisait du soucis pour lui et son bien-être. Ça ne lui ressemblait pas à Dima, d’habitude il cherchait toujours la confrontation et la mauvaise foi et n'importe quelle excuse pour lâcher sa colère. Mais pas avec Hyojin.

Hmm je savais pas… tu donnes pas l’impression… Et j’t’ai dit, c’est ok. Tu m’as vu en soirée, je bois pas toujours autant, j’crois, mais… ces temps-ci je gère moins bien. C’est difficile de pas abuser, j’veux dire, bordel quoi, les gens ils te tendent un verre après un autre et ça arrête pas… Sauf que ça craignait, et il s’en doutait bien, ce n’était pas une excuse. Jeeee… je verrai demain, comment ça va. Petit rire nerveux, rapidement étouffé par une autre vague de nausée.

Hyojin qui reprend la parole, infiniment patient, qui avait déjà accepté de se tirer hors de son lit et d’accompagner un Dima complètement pété, et qui l’avait fait sans question, sans se plaindre, sans même demander des explications. Dmytro en venait parfois à se demander s’il méritait toute cette attention, dont il s’emparait avarement, en égocentrique.
Restant toujours les pieds bien plantés où il était, il pose ses mains sur les épaules de l’autre, dans un mouvement indolent, comme pour prendre en appui, et puis parce qu’il ne pouvait plus s’en empêcher, il devait établir le contact, mais il n’osait rien faire de plus.
Puis, quelque chose entre un soupir et une inspiration profonde, c’était difficile à dire.

Tu sais, t’es vraiment trop gentil, Jin… Mais c’est ça qui me plait chez toi.
Ah. Merde. Ça y est, c’était sorti, et il avait pas prévu ça là, comme ça, ça lui avait juste échappé parce qu’au final c’était ce qui tournait toujours dans ses pensées et y’avait plus rien pour empêcher les mots de sortir. Pourtant ce n’était pas dit comme un réflexe, c’était entièrement ressenti, chaque syllabe.  
Et ça ne s’arrêtait pas, parce que les dés étaient déjà jetés et c’était trop tard. Et demain il regretterait tout ça, il le savait, même à travers ses pensées ivres il en était certain. Trop tard, trop tard, et il ne peut s’empêcher d’en déverser encore plus.

Pas juste ça d’ailleurs. Tu me plais. Beaucoup. Euhm. Vraiment. (Il détourne la tête et le regard, il peut plus supporter de regarder Hyojin en face, mais ses doigts eux, qui lui semblent incendiaires, s’accrochent toujours autour de lui) Et— et ok oui je sais qu’tu vas dire que j’suis saoul, c’est vrai mais ça change rien à ce que je te dis Jin, et je sais qu’on se connait pas depuis longtemps mais, Jin, j-je pense tout le temps à toi, et t’es vraiment trop bienveillant et patient, j’sais pas comment tu fais d’ailleurs, et… et…. et. Je—

Les pensées de plus en plus difficiles à extirper de son esprit, les paroles qui s’embrouillent. Et quoi ? Mais rien, rien que Hyojin. S’il avait pas autant d’alcool pour calmer ses nerfs il est sûr qu’il tremblerait, mais à la place il a chaud et il a le vertige et il sait plus trop c’est dû à quoi.
C’est infernal et il peut pas s’en empêcher, la question fuse et lui brûle la langue au passage. À vif.
Est-ce— Qu’est-ce que tu dirais, genre si je te demandais de sortir avec moi ? Et puis- Et puis merde, j’suis con, j’fais tout à moitié pas comme il faut... Ok, je te le demande là. C'est ça, que je voulais te dire.

C’était pas comme ça que ça devait se passer, dans sa tête ça se passait comme un script bien rodé. Mais c'était pas un script, c'était que lui et son esprit asphyxié par les vapeurs enivrées.
Est-ce que c'était censé être aussi terrible, était-il censé se sentir comme ça ? L’impression que Hyojin tenait tout le monde sur le bout de ses lèvres, qu’il pouvait l’annihiler avec un seul mot.  Et c’était intenable cette vulnérabilité, insupportable, il laisse ses propres paroles flotter dans l’air, incapable de savoir s’il ressent du soulagement, de l’appréhension ou des regrets, ça se mélange comme l’alcool se mélange avec le sang et comme ses pensées s’embrouillent avec les sentiments. C’est une véritable torture, ce moment de silence, l’univers entier qui se réduisait à Jin et à ce bout de couloir où ils se trouvaient. Et du même souffle, il ne pouvait pas s’empêcher de s’accrocher à cet espoir ivre. Peut-être que. Et si et si et si.

Est-ce que des secondes pouvaient vraiment durer aussi longtemps ? Elles semblaient s’étirer dans l’infini, dans le silence assourdissant du couloir quasi-désert. Il n’osait toujours pas regarder Hyojin. Paradoxalement, il se demandait à quoi ressemblait l’air sur son visage. Après tout, Dima ne savait même pas si Hyojin aimait les hommes aussi, encore moins son opinion sur le sujet tout court. Pourtant, il aurait voulu voir sa réaction, il ne pouvait s’empêcher d’imaginer une multitude scénarios, le tout sans oser dire un mot de plus ou esquisser un mouvement. Jusqu’à ce que finalement, le supplice s’achève et que la voix de Hyojin se fasse entendre. Comme un murmure, des mots prononcés rien que pour lui.

Et pendant un instant, il n'ose pas réagir. Ce minuscule espoir, auquel il s’était presque refusé de croire, se trouvait soudainement concrétisé dans la voix de Hyojin. Le temps reprend, l’émotion comme une déferlante, il avait l’impression d’avoir vécu une vie entière. Il reporte finalement son regard sur Hyojin à nouveau, son propre visage exprimant un mélange de soulagement et de joie, avec une once d’incrédulité pas totalement dissipée. Il voit les joues rouges de Hyojin, il se dit qu’il ne lui a jamais vu cette expression auparavant, et il trouve ça touchant, attendrissant. Sans l’inhibition habituelle, il s’en rendait compte, Dmytro, qu'il était totalement éperdu, et sûrement en serait-il même gêné. Mais là, tout ce qu'il savait c'est qu'il pourrait continuer à observer Hyojin longtemps, accrocher son regard au sien et à tous les autres détails.

D’accord. D’accord, d’accord, d’accord. Il entend le reste aussi, les dernières paroles flottent brièvement dans son esprit avant de s’évaporer, sans vraiment saisir ce que ça implique. Dans l’euphorie du moment, il ne se rend pas compte que Hyojin ne lui a pas dit si les sentiments étaient réciproques de son côté. Mais après tout, s’il avait dit oui, c’est que ce l’était, non ? La question ne se posait même pas pour lui, l’intérêt était mutuel, forcément.

Jin… Il répond simplement, sur le même ton, ou à peu près. Il peine à contenir les décibels, il y a tellement de choses qu’il voudrait exprimer mais les mots ne viennent pas, il a l’impression qu’il pourrait éclater. C’est tout ce qu’il parvient à dire, son nom. Et lorsqu’il voit l’anticipation dans les yeux de Hyojin, il se dit que c’est un signe, qu’il a en tête la même chose que lui, et il ne peut pas s’en empêcher Dima, alors ses mains viennent trouver son visage. Il ne sait pas si la chaleur provient de ses propres doigts ou bien de Hyojin, mais ça n’a pas d’importance. Dmytro lui jette un autre regard, plein de sous-entendus de ce qu’il s’apprêtait à faire et il s’approche lentement, cette même lenteur qui habite le reste de ses mouvements. Il fait disparaître la distance entre eux deux pour venir plaquer ses lèvres contre les siennes. C’était un baiser honnête et maladroit, encore plein de l’ivresse qui parcoure son corps et sa tête.

Il le réalisait à peine. Il était là dans le couloir au beau milieu de la nuit, avec pour trame sonore les mêmes néons grésillants, et il était en train d’embrasser son crush et ça semblait tellement impossible, irréel, et pourtant, c'était bien ce qui se passait, contre toute attente, toute espérance.

Dmytro s’écarte à nouveau, sa main glisse pour retourner se poser où elle était auparavant. Il avait toujours été plutôt tactile d'ailleurs, une façon pour lui de connecter avec les autres, il avait besoin de ce contact. Et là, plus particulièrement, c’était en plus comme pour s’assurer que c’était bien vrai, bien tangible. Un contact plus délicat cette fois-ci, de manière à ne pas briser l’illusion si c’en était une, à ne pas chasser le mirage, pour y vivre le plus longtemps possible.

Lorsqu’il parvient finalement à se convaincre, du moins à internaliser que c’est pour vrai de vrai, il enfouit sa tête contre le creux de son épaule, et laisse échapper, avec une sincérité exaltée et enivrée
J’suis tellement heureux Jin… T’imagines même pas…

L’adrénaline, tout le stress qu’il avait accumulé depuis qu’il avait frappé à la porte de Hyojin retombait doucement, accompagné par un petit rire de soulagement. Il avait tout parié en s’attendant à tout perdre, et l’angoisse qui l’habitait quelques minutes auparavant était lentement remplacée par le contentement, accompagné d’un nouveau type de nervosité, celle des débuts, celle qui vient avec le fait que son ami soit maintenant son copain, mais aussi celle de devoir s’afficher comme deux mecs en couple avec tout ce que ça implique. Une douce fébrilité pleine de ses anticipations.