Y a-t-il une seule personne au monde qui aime aller chez le médecin ? Hanbyeol, en tout cas, n'est jamais ravi de passer à l'infirmerie. Il sait que c'est pour son bien - une phrase qu'on lui répète souvent ces derniers temps. Ce n'est pas la première fois qu'il s'y rend pourtant, il s'est même déjà payé plusieurs visites au cours des deux derniers mois pour se procurer de quoi survivre (pas manger, ce mot il refuse encore de l'utiliser) mais rien que le souvenir du goût ferreux suffit à lui donner la nausée plus efficacement que se risquer à avaler un ramyeon.

Enfin, ça ne sert pas à grand-chose de s'éterniser là-dessus : il reste malgré tout soulagé d'avoir une solution autre que de retourner quémander du sang à une certaine personne. Il grimace un peu quand il frappe à la porte et passe la tête à l'intérieur, à la recherche de la médecin scolaire. Elle - Cha Eunha - n'est pas bien méchante certes ou du moins il en a l'impression mais rien à faire, ça lui fait un peu froid dans le dos de se savoir observé, surtout dans une condition pareille, qu'il aurait tout intérêt à cacher.

madame, vous êtes là ? j'ai, euh, un souci. Et évidemment il n'a pas pensé à prendre rendez-vous avant - il ne s'organise pas et s'étonne après. je peux entrer ?

Il hoche la tête quand elle lui demande son nom - parfois il se demande combien ils sont à venir la voir comme ça, la peur au ventre et la gorge sèche. Il ne s'était jamais douté avant que ceux qui l'entourent puissent être différents mais depuis... Peut-être qu'on lui reprochait à raison d'être aveugle finalement, certains signes ne trompent pas et Hanbyeol, il ne voit plus que ça. Emboîtant le pas à la médecin scolaire, il entre dans l'infirmerie, tire une chaise à lui et s'assoit, face au dossier comme d'habitude, les bras croisés par dessus.

Immédiatement il grimace quand elle pose la question qui fâche - il sait que c'est son travail, bien sûr, c'est déjà bien qu'elle s'occupe de son cas. Il n'empêche qu'elle a parfois cette franchise désarmante qui va droit au cœur, autant source de malaise que de réconfort - ça fait du bien de ne pas avoir à se cacher mais il n'apprécie pas non plus avoir à tout dévoiler.

euh ouais, c'est, oui. enfin aux deux questions. j'imagine que ça fait deux soucis du coup ? Sourire maladroit où les lèvres peinent à se redresser, il pose la tête sur ses bras, fatigué d'avance à l'idée de s'expliquer - il avait déjà retourné le problème dans tous les sens avant de se décider à lui en parler. comment dire, ça va sonner bizarre en fait mais je me dis que c'est peut-être normal pour vous, enfin pour nous, donc autant en avoir le coeur net...

Et honnêtement, il ne se voit pas poser la question à quelqu'un d'autre, pas quand il est aussi terrifié qu'on lui dise non, pas quand il suffirait juste de ce mot pour à nouveau réduire à néant ses fondations. Vraiment, ça n'a rien d'agréable de se sentir si fragile, à fleur de peau, l'intérieur chamboulé noué toujours trop prêt à exploser. Et puis il pense à cette dernière fois, les mains tremblantes et la gorge en feu, passé trop près de craquer pour de vrai, les crocs dans la nuque exposée d'un certain blond trop alcoolisé - alors il se lance, se jette à l'eau sans plus attendre, les mots se bousculant presque hors de sa bouche pour ne pas avoir à être complètement pensés.

du coup, je me demandais si, euh, ça vous arrive d'avoir envie de mordre vos amis- Formulation très fine, qui ne prête sûrement pas à confusion, bravo à lui. je veux dire, en tout bien tout honneur hein ! juste, récemment, je me dis souvent que ce gars que je connais sent euh... bon. mais vraiment hein, pas juste il a mis du parfum ou quoi ! et ça fait pas ça avec les autres et je suis pas un mec bizarre qui renifle les gens pour le plaisir, je dis ça vraiment juste parce que... bref. ça a l'air suspect dit comme ça mais je vous jure que c'est... ça rend fou. je suis pas fou, d'accord ?

A cet instant les poings serrés desserrés en boucle pour se calmer, il ne sait même pas si ce qu'il espère. Qu'on lui dise oui ou non, son sort reste scellé et sa nouvelle nature de vampire, à son plus grand malheur, bien ancrée.

A la voir sourire comme ça, Hanbyeol se dit qu'il doit avoir l'air ridicule, c'est certain. Déjà il se braque, de honte, de colère, les deux à la fois - comme si ça ne suffisait pas de vivre au quotidien une lente mais inarrêtable corruption, il faudrait en plus que ça en devienne un spectacle pour ceux dont il partage l'existence ? Pourtant c'est un dégoût résigné qui finit par l'emporter quand il prend le temps d'attendre et écouter ses explications. Tout ça venait seulement d'un antigène manquant ? Vraiment ? Être submergé par des sens plus intenses qu'à l'accoutumée, dominé par des instincts étrangers, l'envie dévorante et inavouable de planter ses crocs dans la chair et il est sensé croire que ça fait sens par A plus B, que ça coûle de source, démontré sans appel. L'explication est si simple que tout compte fait, il aurait préféré qu'on lui dise qu'il a un problème - savoir que c'est normal de vouloir manger ses amis, que c'est scientifique, rationnel même, savoir qu'on attend de lui qu'il accepte cette vérité, c'est trop. C'est une réalité avec laquelle il ne peut pas se réconcilier.

C'est encore pire quand elle lui présente une poche de sang. Comme si c'était la chose la plus naturelle du monde de l'exhiber comme ça et d'en parler comme si c'était juste un café, comme si la vue de la chose même ne devrait pas être révoltante. Et évidemment qu'il n'a pas de thermos avec lui, il n'en a pas tout court d'ailleurs, il n'y pense pas - de la même manière dont il voudrait désespérément ne pas penser au reste. A la place il passe sa frustration sur la pochette qu'il ouvre d'un coup sec, à la façon d'un pansement qu'on arrache, car plus vite on le fait, moins on le sent et plus vite il aura fini, plus vite il sera parti d'ici.

Cela dit, la médecin scolaire, elle, ne semble pas vouloir en rester là et oh, si la question précédente était désarmante, celle-ci est explosive - il est debout avant de s'en rendre compte, s'éloigne de l'idée comme si elle pouvait le poursuivre et c'est tout en fragments de phrases et éclats de voix qu'il lui répond.

mais ça va pas non ?! jamais j'aurais- jamais je pourrais- Mais ce serait mentir que de dire ça quand il était si proche de le faire, quand il ne fait plus qu'y penser, quand il n'a pas eu d'autre choix que d'en mordre un autre pour survivre au début. Il est peut-être en déni mais au moins il lui reste un semblant de honnêteté - c'est peut-être tout ce qui lui donne encore un semblant de raison dans sa situation. je me serai jamais pardonné si je l'avais fait ! vous parlez tous tellement facilement d'avoir faim, d'être attiré par leur odeur, de vous retenir en leur présence... vous comprenez pas, c'est pas normal de- de pas juger ça, de passer au dessus de ça. ça doit pas- je veux pas que ça devienne une habitude de voir des gens et que ma première pensée ça soit d'avoir envie de les goûter !

Car il se trahit si vite, Hanbyeol, il a les yeux qui parlent trop, la parole qui lui échappe plus qu'il ne la construit et il ose à peine imaginer comment les autres réagiraient. Il ne se rappelle que trop bien comment lui-même a encaissé la nouvelle - l'horreur d'abord de se savoir changé à jamais puis la terreur, primaire et profonde, de réaliser qu'il ne connaît ni ne comprend l'être pourtant familier qui se tenait devant lui. Cette peur comme une seconde peau, qui ne le quitte pas même ici, dans l'infirmerie, face à une autre personne aussi différente de lui qu'elle lui est similaire.

vous en avez d'autres, des "symptômes" comme ça ? parce que vous pouvez vous les garder, j'en veux pas. Les derniers mots plus chargés de fatigue que de rage, il se laisse retomber sur la chaise, le dossier toujours entre eux. C'est qu'il n'en veut pas, de ses explications et de ses faits, mais il en a besoin.

Elle a raison, même si ça lui fait mal de l’admettre. Ça lui arrive très (trop) souvent ces temps-ci, de voler dans les plumes de personnes qui ne font que dire la vérité, qui ont raison, qui savent bien mieux que lui ce qui se passe au fond. De se voir retourner quelques années en arrière, à rester l’enfant trop lent, déraisonnable et stupide, celui qui en est encore à crier et pleurer pour des choses déjà décidées, prisonnier et acteur d’émotions qu’il n’a pas le temps de comprendre avant de se faire submerger.

ouais, désolé, je- désolé, je sais que vous faites que votre travail. c’est pas contre vous, c’est juste- Pas une raison, ni une bonne excuse et il le sait. compliqué en ce moment. Ce serait sans doute plus simple s’il n’était pas aussi bancal, à moitié dans un autre temps - le coeur et la tête en retard sur le corps. Mais comme elle le dit si bien, s’il ne veut pas de ses rationalisations, pourquoi viendrait-il ici ? Si ce n'est se forcer à avaler tout ça, la poche de sang ingrate et les explications implacables.

Malgré toutes ses bonnes intentions, il subit plus qu'il n'intègre vraiment les propos bien mesurés de la médecin qui lui fait face. Il faut s'y faire, évidemment qu'il lui faut du temps - dans une école d'art et entouré d'autant de personnes à qui il pourrait faire du mal par inadvertance, c'est un luxe cruel qu'on exige de lui alors qu'il ne peut pas se l'accorder. A la nouvelle question d'Eunha, il grimace et prend une autre gorgée avant de répondre, la voix toujours réticente mais dénuée d'agression cette fois.

ça va je crois. je me sens pas plus bizarre à part- à part l'odeur quoi. je crois même que j'ai moins de mal à soulever des trucs qu'avant mais c'est peut-être juste mon imagination. et pour ce qui est de manger... Il a presque envie de répondre qu'il est justement en train de se nourrir correctement, est-ce qu'il n'écouterait quand même pas un peu finalement - petite envie mesquine de lui faire payer la honte qu'il ressent à être comme elle sans que ce soit sa responsabilité, envie qu'il écrase vite du pied pour l'empêcher de s'envenimer.

Il devient fou, c'est bon.

je sais pas, ça va faire trois semaines- peut-être un mois, que j'ai pas mangé un repas digne de ce nom. je sais pas si ça me rendrait malade de le faire, je- j'ai- Il inspire, les yeux rivés sur le mur pour fuir un jugement qui ne viendra pas. j'ai pas vraiment envie d'essayer et de me rendre compte que je peux plus, vous voyez ? je sais que c'est con, désolé. ça doit pas vous aider dans vos observations en plus, j'imagine. la dernière fois que j'ai mangé, j'ai pas du tout- j'ai pas supporté. du coup maintenant je mange peut-être quelques chips devant les autres pour faire genre, mais c'est tout. en vrai c'est peut-être pas plus mal, vous savez, ma mère serait ravie de savoir que je mange plus autant de cochonneries comme elle dit. Sourire un peu amer, qu'il noie très vite dans le fond acide de sa poche presque vidée.