Il s'extirpe du métro, marches gravies 2 par 2 - inspire. L'hiver siffle à ses oreilles ce soir et sous un ciel étrangement vide, il déambule parmi les immeubles aux fenêtres toujours allumées, autant d'étoiles volées au profit du confort de chacun. Ce n'est pas pour déplaire à Hanbyeol - ses doigts s'engourdissent déjà et la promesse d'un refuge à la fois isolé et chauffé lui allonge le pas. Promesse - car Hanbyeol n'est pas homme à revenir sur ses mots même anodins et le souvenir de l'invitation, avancée à demi-mot par Sören, était suffisant pour repousser juste un peu ses hésitations. A ses côtés se balance un sac plastique où se disputent une bouteille en verre et un tupperware au couvercle mis un peu de travers.

Ce n'est pourtant pas bien prudent pour le loup et l'agneau de dîner ensemble. Seulement voilà : on ne l'aura jamais vu refuser un bon repas. Jang Hanbyeol est un gars qui aime s'asseoir, manger et trinquer, qui est toujours prêt à rire, sortir et s'amuser. Alors c'est bien ce qu'il est décidé à être quand il s'engouffre dans les rues de Hongdae, quand il grimpe les escaliers menant vers l'appartement au sommet, quand il presse du doigt la sonnette et la sent s'enfoncer. Il attend à peine que la porte s'ouvre pour parler.

yo, j'ai ramené du soju. oh et puis ma mère m'a passé beaucoup trop de hotteok, on dirait qu'elle croit que je meurs de faim au dortoir. j'espère que t'aimes le sésame noir. et que je n'aurais pas soif ce soir, fin de phrase qu'il n'oserait prononcer. Il a décidé, après tout : il veut profiter, tant qu'il peut, des plaisirs que sa vie est en train de lui dérober.

Sitôt invité il enjambe le pas de la porte avec toute l'aisance pratiquée des experts en soirées passées chez leurs amis et l'empressement typique des frileux une fois arrivés chez eux. A bien y réfléchir, il croit bien que c'est la première fois qu'il vient chez Sören depuis qu'ils ont fait connaissance lors des réunions d'admission et d'orientation - pourtant il fait comme chez lui, se met à l'aise et tire une chaise avant de s'y installer, le dossier face à lui pour y poser ses bras croisés. De sa place privilégiée, il peut voir le blond s'affairer à la cuisine.

eh ça sent bon commente-t-il, à la fois pour lui faire la conversation et parce que c'est vrai. Le poisson ou la sauce, le lax il ne sait plus trop quoi, dégage une odeur alléchante et surtout suffisamment puissante pour qu'il puisse au moins tenter de s'y accrocher pour ignorer celle, obsédante, de celui qui lui fait face. Le mélange des deux est peut-être pire cela dit - tout décidé qu'il est de séparer nourriture et ami, la tâche n'en est que plus difficile quand tout se mélange ainsi.

L'effort est tel qu'il sursaute quand Sören lui adresse la parole à nouveau, brusquement arraché à ce conflit. ah euh bah j'imagine que ça va être la surprise... Un mystère dont il n'aura jamais le fin mot : impossible de savoir quoi de la très commune intolérance au lactose ou de son nouveau métabolisme a été incapable de supporter cette découverte culinaire. au pire ça sera qu'une mauvaise nuit à passer, j'ai l'habitude. t'as vu ce qu'on mange au dortoir ? ajoute-t-il avec un sourire malicieux, fort de ses expériences de cuisine étudiante.

Le dîner est servi et vraiment, il a l'air délicieux. Hanbyeol se lève brièvement pour retourner sa chaise correctement et faire face à la table, remercie Sören quand il le sert. C'est touchant de le voir faire autant d'effort - il sait que ça a été une galère d'apprendre toutes ces manières qui à lui paraissent si familières.

j'imagine que c'est pareil dans toutes les facs, les étudiants sont les mêmes partout. Il lève son verre avec un petit geonbae et le descend dans un premier temps. A vrai dire, il redoute un peu de goûter : pour l'instant ses nausées se sont surtout manifestées après-coup, quelques heures plus tard tout au plus s'il se hasardait à compter. Et si cette fois c'était différent ? Et si sa transformation était suffisamment avancée pour qu'il ne puisse plus le supporter ? Mais Sören le regarde et surtout, Sören a fait ça pour lui - il ne peut pas se permettre de se défiler. ça a l'air trop bon en tout cas, merci !

Et avant que l'angoisse ne lui bloque plus l'appétit, il pique une pomme de terre pour la croquer à pleines dents. Délicieuse, évidemment. eh mais c'est une tuerie ton truc !! Ni une ni deux, il se sert à nouveau, galvanisé par la présente absence de réaction de son corps. tu m'avais caché que tu cuisinais si bien, on t'a déjà dit que tu ferais un bon mari plus tard ? En y réfléchissant, il est à peu près sûr qu'il doit avoir son succès, le blond - si on ignore, bien sûr, sa propension à rester perdu dans des rêveries dont on ne voit pas trop la fin et à se balader dans les couloirs de la fac avec de la peinture plein les mains.

En vérité, Hanbyeol n'attend pas de vraie réponse, tout au plus une brève plaisanterie en retour et on passe à autre chose - il fait ses conversations au fil de l'eau comme autant de bouteilles à la mer qui ne reviennent qu'une fois sur deux. Aussi manque-t-il de s'étouffer avec sa bouchée quand Sören lui donne la réplique, imperturbable dans toute son absurdité.

mais t'es fou toi, jamais j'épouse un gars qui rentre dans mon atelier alors qu'il est couvert d'acrylique de la tête aux pieds, t'as rêvé ! hoquette-t-il entre deux accès de toux outrée. puis tu trouves que j'ai une tête à demander quelqu'un en mariage pour du saumon ? bon d'accord, savoir cuisiner c'est un plus, mais ça fait pas tout !!

Certes le véritable chemin pour toucher le coeur de Hanbyeol passe par son estomac, mais il ne faut tout de même pas croire qu'il s'agit du seul critère - des paramètres à prendre en compte il en a tout un tas et ce serait presque vexant d'imaginer que ce n'est pas le cas. Il n'est quand même pas si facile à charmer, si ? Quoique c'est vrai qu'il vendrait son âme pour la recette de bulgogi de sa mère mais pour sa défense, n'importe qui le ferait.

Avec un claquement de langue désapprobateur, il descend une nouvelle gorgée de soju et pointe un doigt accusateur vers son comparse. attends, ôte-moi un doute mais t'avais juste pas compris que c'était une blague en fait ? Ce ne serait pas la première fois que ça lui serait passé au dessus de la tête.

Visiblement il avait raison, la boutade avait filé droit comme une flèche et loupé sa cible à au moins dix mètres. Hanbyeol ne sait pas s'il doit rire ou pleurer, déplorer d'avoir oublié que Sören est souvent seulement premier degré. Enfin, vu comme le blond a l'air fier, il ne peut rien faire si ce n'est le laisser s'extasier, un petit sourire amusé aux lèvres.

bah voyons, je me ferais arracher la tête si je rendais un projet taché ! sinon il faudrait que je le camoufle en mettant d'autres trucs ailleurs, genre de la sérigraphie ou peut-être faire du tie & dye mais je sens venir la catastrophe. N'ayant jamais tenté l'expérience mais sachant pertinemment l'entreprise difficile, il n'est pas sûr de vouloir se retrouver à nettoyer l'inondation d'encres colorées qui risque de suivre. puis du charme c'est vite dit, ça marche pour vous les gars en arts pla parce que ça vous donne des têtes d'artistes, moi j'aurais juste l'air d'avoir oublié mon mannequin sous un ravalement de façade.

Et avant de penser que ça donne un cachet, les professeurs auront plutôt envie de lui demander ce que c'est que ce torchon - non pas qu'il se soucie particulièrement de ce qu'ils pensent de lui, mais il préférerait quand même les avoir à la bonne. Piquant une nouvelle pomme de terre du bout de sa fourchette (une tuerie, vraiment !), il poursuit : j'te jure, on aura tout entendu, épouser un gars pour du saumon- tu dis pas à ça à n'importe qui hein, rassure-moi ? je sens que ça va mal finir sinon, tu vas briser des coeurs.

Et hop, la patate tentatrice rejoint ses camarades au fond de son estomac. Quelque part il se dit que c'est un peu du gâchis de manger comme ça alors qu'il ne le digérera même pas, quelque part il se dit que c'est un peu vain de continuer à se donner des airs humains. Il plante sa fourchette dans le poisson - il n'a pas encore envie de commencer à dire que tout ça lui manque.

Pour la deuxième fois de la soirée, il manque de s'étouffer en avalant de travers - à ce rythme-là ce n'est plus l'indigestion qui le guette mais l'asphyxie que, quitte à choisir, il préférerait tout de même éviter. Il se tape plusieurs fois la poitrine, abandonne l'affaire pour descendre son verre de soju à la place, choix radical à l'efficacité prouvée.

mais j'ai l'air de m'appeler doctor love moi ? pourquoi je ferais ça ?? s'exclame-t-il à peine rétabli, les yeux ouverts encore plus grand que l'assiette posée devant lui. Bon d'accord, il a rejeté cette fille une fois en disant qu'il trouvait ses cheveux pas terribles mais il avait six ans, ça compte pas non ? Puis au collège, c'était surtout des gens des classes à côté à qui il n'avait jamais parlé et au lycée, il avait la prépa pour la SAU et les rattrapages de cours, donc il n'avait pas le temps-

Oh. Il pousse un soupir qui a presque tout du geignement, abattu par ses propres conclusions. bon, j'ai peut-être ou peut-être pas refusé quelques demandes... mais on n'était même pas proches à la base, elles vont s'en remettre, non ? enfin normalement. j'espère. très fort.  En tout cas, on ne lui a jamais rien dit ensuite, il décide que ça doit être bon signe. Oui, parfaitement. et puis d'abord qu'est-ce que tu me fais dire toi là, je passe pour un bâtard maintenant ! c'est pas de ma faute si on vient toujours me voir au mauvais moment !

Et ça le fait rire en plus ! Si Hanbyeol n'était pas si magnanime (oui, c'est le mot), il en serait vexé. A la place, il souffle du nez, s'envoie une nouvelle gorgée de soju. C'est à se demander si son hôte ne ferait pas exprès de le tourmenter, juste pour s'amuser de le voir patauger un peu et se ridiculiser. Au moins il a un peu de répit pour manger, engloutir les derniers morceaux de poisson rescapés.

bah, tu sais, c'est... c'est vrai ça, c'est quoi le meilleur moment ? j'y ai jamais réfléchi. Pour quelqu'un comme lui qui ne prévoit jamais rien, dur de s'imaginer les conditions idéales - quand c'est le bon moment, on le sait, non ? Il se dit que si ça doit marcher, le feeling sera là, il  y aura la petite voix dans l'oreille qui dira de foncer et puis ça se fera. t'en poses des questions toi... c'est les fameuses "je demande pour un ami" ? parce que désolé, c'est surtout ta bouffe que j'aime, moi.

Pas peu fier de son retour à l'envoyeur, il ponctue sa réplique d'un sourire avant de tendre la main vers la bouteille d'alcool toujours posée entre eux pour l'écarter. bon par contre faudrait peut-être que tu boives un peu d'eau, non ? tu le tiens pas trop bien, le soju. là tu manges mais faut t'hydrater aussi. Il se lève. ils sont où tes verres ? je vais t'en chercher.

Au fond du tiroir en bas près de l'évier, donc. Il contourne la table en cherchant le meuble des yeux, le trouve bien assez vite et s'accroupit pour l'ouvrir plus facilement. Et jusque là tout va bien, parce qu'il n'a même pas besoin de fouiller pour voir les verres, il fait bon dans l'appartement et il a le ventre plein et peut-être qu'il y a des choses qui n'ont pas besoin de changer finalement, peut-être qu'il peut se contenter seulement de ça.

ohla non, surtout pas d'aspirine maintenant- commence-t-il distraitement et puis soudain Sören est à côté de lui trop près et c'est comme plonger pour percuter l'eau de plein fouet, l'instant d'avant rien et d'un coup tout en même temps. C'est qu'il sait qu'au fond tout ça c'est de la poudre aux yeux et du baume au cœur rien que le temps d'un soir - il suffit de peu pour lui rappeler qu'il a à présent le nez et les crocs trop aiguisés pour pouvoir s'offrir sans en souffrir le luxe de la compagnie de son ami. Le fumet, le parfum, non, l'odeur est maintenant si proche et si pure qu'elle a l'air partout à la fois et le sol tangue un peu (l'alcool sûrement, et pas l'envie irrépressible de se rapprocher).

Ah, il ne trompe personne, même pas lui-même. En vérité il sait très bien comment on appelle cette illusion de normalité : ce n'est ni plus ni moins que de l'irresponsabilité.

Il se redresse, effort colossal de s'extirper de la noyade avant de complètement sombrer qui lui laisse les mains blanches et les sueurs froides. sauf si tu tiens à te rendre malade, j'vais pas juger. Mots légers à défaut que l'esprit le soit. Il ouvre le robinet et remplit le verre avant de le poser sur le comptoir. bois ça et va te coucher plutôt, tu prendras ton aspirine demain ok ?

Encore faut-il que demain arrive, quand il sent presque chaque seconde le tirer vers le bas, l'amener plus proche de commettre un faux pas. Quand chaque instant est un risque, celui de se laisser aller et commettre un crime qu'on ne peut pas pardonner, les crocs dans la chair, le sang sur les lèvres.

Fragrance comme une violence, qui lui perce les poumons et détruit les pensées par sa seule présence, oppressante et séduisante. Il lui suffirait seulement d’un geste facile pour étancher la soif qui l’étouffe, balayer cette nausée d’avoir mangé sans s’être vraiment nourri et être libéré, enfin, de la répugnante obsession qui l’habite maintenant. C’est sans doute ça le pire, réaliser la simplicité avec laquelle il pourrait faire du mal à Sören et sa difficulté à ne pas s’imaginer le faire, la satiété qui s’ensuivrait, la satisfaction qu’il en tirerait.

Alors quand l’opportunité de partir se présente, il la saisit, baskets et veste enfilées à la cadence étrange des gens pressés sans vouloir le montrer. Dans le couloir, il passe à côté de son ami - un rire pour secouer les mots perdus en route, une tape fugace sur l’épaule pour ne pas s’y accrocher et ses mains disparaissent au fond de ses poches.

t’inquiète pas, va, j’suis un grand garçon quand même, je peux rentrer tout seul. va dormir toi au lieu de traîner hein, ta vaisselle ou tes tableaux ou je sais pas quoi attendront bien jusqu’à demain donc repose-toi, ok ? on pourra toujours se refaire ça un autre jour. Ce n’est pas bien prudent de promettre ça à nouveau, de continuer à jouer avec le feu. Même si Sören serait triste s’il commençait à l’éviter, même si Sören serait blessé s’il le laissait tomber, même si Sören le regarde comme ça maintenant, comme s’il venait de lui voler ce fameux café - ce ne sont que des excuses. Il est juste trop égoïstement attaché à lui, à eux, à cette vie, pour accepter de la changer. Comme toujours, à se dire qu’il pense aux autres quand il ne fait que penser à lui, à les couver par soi-disant sympathie qui ne soulage que lui.

on se voit à la fac du coup. à demain ! et oublie pas l’aspirine en te levant ! Il s’enfuit comme un voleur avec un dernier signe de la main évidemment, avec la même peur d’être vu, surpris au mauvais moment, et surtout d'être poursuivi par ses tourments. Il marche beaucoup trop vite pour son estomac retourné par le dîner et l'effroi, pourtant la route lui paraît si longue pour rentrer ce soir.

Il rentrera bien pourtant - on lui a promis un café après tout, c'est infiniment mieux que du sang.